Le marginal, l'homme seul, loin de la logique courante du groupe: n'est-ce pas l? en fin de compte l'expérience centrale, l'attitude emblématique pour la dimension interne de toute spiritualité? H. Corbin (1984, p. 20) l'affirmait, parmi tant d'autres: la rencontre avec le soi profond et avec l'interlocuteur divin ? implique justement la rupture avec le collectif, la rejonction avec la "dimension" transcendante qui prémunit individuellement la personne contre toutes les sollicitations du collectif, c?est-?-dire contre toute socialisation du spirituel ?. Les termes monakhos, dans le christianisme et dans la gnose, ou kevala, pour certains courants contemplatifs de l'Inde, contiennent dans la profondeur de leurs sens stratifiés des niveaux cohérents de la solitude - qui vont de l'attitude envers les autres au comportement intime et jusqu'? la transformation de l'?tre: le moine est un ? solitaire ? et un ? continent ?, un célibataire, parce qu'il cherche ? devenir ? intérieurement "unifié", ramené ? soi et ? l?unité ? (cf. J.-Ch. Puech, 1978, vol. I, p. XXI et vol. II, p. 13). A. Guillaumont (éd. roum. 1998, pp. 61-89), étudiant les origines du monachisme chrétien, ou H. Zimmer (éd. roum. 1997, p. 209), les ? philosophies de l'éternité ? de l'Inde, nous restituent une sémantique tr?s proche de celle mentionnée par J.-Ch. Puech. D'autre part, le prestige du marginal, l'autorité sociale de celui qui ne se laisse investir par aucune instance mondaine, f?t-elle la?que ou ecclésiale, mais reçoit sa dignité ? travers un dialogue direct avec le divin, sont extr?mement puissants et tenaces. Ils ont été étudiés par P. Brown pour ? l'homme saint ? de l'Antiquité tardive (1985, pp. 69-77), ou par J. Le Goff pour le Moyen Âge occidental (1990, pp. 23-33). Aujourd'hui encore - dans une société o? la sécularisation semble aller de soi - des hommes politiques invoquent, d'une mani?re surprenante, le prestige de l'étranger spirituel pour légitimer leur rôle. C'est le cas du candidat vainqueur des chrétiens-démocrates, Emil Constantinescu, qui, au dernier moment de sa campagne électorale du novembre 1996 y a eu recours pour se rallier la Roumanie profonde: devant les caméras de télévision, il parlait du soutien que lui aurait accordé un mystérieux et inaccessible moine du Mont Athos, soutien concrétisé par la transmission d'une pri?re censée l'orienter et le fortifier dans sa mission politique[vi]. (C'est le cas aussi de F. Mitterrand qui, d'une autre façon, au cours des derni?res années de son mandat, mais surtout apr?s avoir pris sa retraite, s'est construit publiquement comme personnage singulier, au-del? de tous les autres, en accumulant des gestes symboliques qui renvoyait visiblement ? Jésus Christ. C'est ce qu'analysait l'historien J. Julliard dans une conférence donnée en novembre 1998 ? New Europe College de Bucarest, ? Politique et sacré dans la France contemporaine ?, publiée dans la revue Dilema, no. 300 et 301, oct. 1998). L'homme seul, vivant une intense aventure spirituelle, qui ne saurait se laisser limiter par l'autorité, les r?gles, les intér?ts de toute institution - voil? peut-?tre le profil de la personne responsable, retenu par la tradition de l'Orient chrétien. Nous allons nous occuper de deux questions concernant l'étranger et le marginal spirituel. Premi?rement, dans l'Orient chrétien, est-il exclusivement un personnage du passé, plus exactement de la prémodernité, captif dans un mod?le culturel révolu (rusticité, isolationnisme - agressif ou implicite - par rapport ? la problématique et aux valeurs modernes)? Est-il incapable de dépasser la posture traditionaliste? - qui s'est installée parce que, depuis un si?cle et demi, les moines et le clergé se recrutent presque exclusivement dans les couches ? lentes ? de la société (paysans ou citadins ? l?instruction modeste). Est-il incapable d'adopter un nouveau style - qui puisse interpeller d'une mani?re créatrice ses contemporains ? Mais surtout, est-il incapable d?assumer d'une façon créatrice les valeurs de sa propre tradition? Deuxi?mement (et en prolongeant le premier point): ce personnage est-il obligatoirement un champion de l'exclusion des autres religions, du particularisme local, inapte ? reconnaître l'universalité de l'Esprit? Dans l'Est de l'Europe, ? le marginal spirituel ? est-il un personnage qui, par son influence sur la mentalité générale, place celle-ci dans la posture de la marginalité, du provincialisme? |