Les espaces de l?identité
Şerban Anghelescu
 

Il y a une faille dans la neutralité infinie de l?espace, une finitude qu?on appelle lieu. Le lieu a des confins nets ? lui qui le séparent d?un autre lieu. Les donations et les legs moyenâgeux enregistrent en tant que démarcations: des promontoires, des marécages, des arbres, des vieux tilleuls, des fr?nes, des rouvres, des poiriers, par exemple, ainsi que des accidents de l?écorce terrestre tels: des fosses, des buttes, des poteaux, des rivi?res, des tombes, tout comme tant d?autres formes éphém?res, mais investies d?une vie éternelle, par des formules rituelles. La terre léguée ou donnée par acte de donation serait la possession de la famille légataire ou donataire. Les fils, les petits-fils, les arri?re-petits-fils auraient d? rester ? tout jamais, de façon idéale, les maîtres de cet espace contenu par des limites consacrées; tous ceux qui oseraient modifier ou détruire la-dite propriété seraient les sujets de la malédiction selon laquelle tant leurs âmes que leurs corps seraient mis ? mort pour avoir péché. Les félons auraient partagé le sort de Judas et d?Arius et ils seraient frappés par l?anath?me  des 318 Saints P?res de Nicée. La duré infinie de la possession réclame une mise en page définitive. L?objet de la possession est fini, tandis que  la durée de cette m?me  possession est virtuellement infinie. L?identité d?une famille ainsi que celle d?un monast?re était inscrite dans l?espace d?une force terrible. Par rapport ? cet attachement sacré au sol, la perte de la possession des lieux pouvait avoir la signification d?un exile parfait, en raison de la détérioration de la chaîne, qui unissait les anc?tres aux descendants. L ?immobilité énoncée dans les anciens documents a été contredite par les vicissitudes de la réalité. Nous comparerons la situation de la propriété immuable, suite soit d?un édit, , telle qu?elle apparaît dans les documents roumains de legs ou de donation ? celle existante jusqu?au XIVe si?cle en Occident: ?La mobilité des hommes du Moyen Age a été extr?me, déconcertante. Elle s?explique. La propriété comme réalité matérielle ou psychologique est presque inconnue du Moyen Age. Du paysan au seigneur chaque individu, chaque famille n?a que des droits plus ou moins étendus de possession provisoire, d?usufruit. Non seulement chacun a au-dessus de lui un maître ou un ayant droit,  plus puissant, qui peut par violence le priver de sa terre - tenure paysanne ou fief seigneurial - mais le droit, lui-m?me reconnaît au seigneur la possibilité légitime d?enlever au serf ou au vassal son bien foncier, ? condition de lui concéder un autre équivalent, parfois tr?s éloigné du premier. Seigneurs normands passés en Angleterre, chevaliers allemands s?installent ? l?est, féodaux de l?Ile de France conquérant un fief dans le Midi ? la faveur de la croisade contre les Albigeois, ou en Espagne au rythme de la Reconquista, croisés de tout poil qui se taillent un domaine en Marée ou en Terre Sainte, tous s?expatrient aisément, car ? peine ont-ils une patrie?Individuelle ou collective, l?émigration paysanne est un phénom?ne de la démographie et de la société médiévales. Sur les routes, chevaliers, paysans, rencontrent les clercs en voyage régulier ou en rupture de couvent - tout ce monde des moines gyrovagues, contre qui conciles et synodes légif?rent en vain -, les étudiants en marche vers les écoles ou universités cél?bres - un po?me du XIIe si?cle ne dit-il pas que l?exil (terra aliena) est le partage obligatoire de l?écolier? -, les p?lerins, les vagabonds de toute sorte.

Sur cette terre d?exil, l?homme n?est qu?un p?lerin perpétuel, tel est l?enseignement de l?Eglise qui a ? peine besoin de répéter la parole de Christ : ?Laissez tout et suivez-moi.? (Jacques Le Goff, La civilisation de l?Occident médiéval, Paris Arthaud, 1967, p.172.). L?errance, l?absence d?un lieu stable, définitoire ? tout jamais ont été considérées sans faute, ? travers les âges, un mal, un châtiment, une malédiction. Bannis, fugitifs, parsemés partout ? travers le monde, esclaves dans des pays étrangers les protagonistes de l?Ancien Testament traversent tant l?exil que l?approche de la promesse divine de pouvoir se fixer ? tout jamais dans un pays d?une fécondité éternelle. Adam et Eve expulsés de l?Eden quitt?rent ce jardin d?o?, sans le moindre effort et sans l?ombre de peine, ils pouvaient cueillir tout ce qu?ils voulaient, et ils découvrirent les douleurs de l?enfantement, tout comme l?effort d?obtenir des fruits de la terre ? la suite des labeurs. La culture de la terre demande la sueur et le sang des laboureurs pour une meilleure fécondation du sol. Dieu dit ? Ca?n, l?homicide: ?Tu seras errant et vagabond sur la terre? (Gen?se, 4, 12). De m?me les bâtisseurs de la tour de Babel ont été parsemés partout dans le monde; Abraham ? son tour reçoit l?ordre divin de l?exil: ?Pars de ton pays, de ta famille et de la maison de ton p?re vers le pays que je te ferai voir.? (Gen?se, 12, 1). Mo?se, lui, âgé de trois mois seulement, il fut abandonné au bord du fleuve, et puis, il quitta l?Egypte pour Madian. Le roi David, lui aussi, il est un fugitif, tâchant d?échapper ? la col?re de Saül. Le fugitif par excellence semble ?tre, quand m?me, Jacob qui dut répondre ? la question du pharaon: ?Combien d?années a duré ta vie? La duré de mes migrations a été de cent trente ans!? (Gen?se 47, 8, 9). Les expériences capitales de Jacob, sa vision de l?Escalier et sa lutte avec l?ange, toutes, elles se déroulent pendant son voyage dans un territoire inhabité, tout comme dans la solitude du voyage.

 <<  1  2  3  4  5  >>
 
 
 

 
Martor nr 1/1996
Martor nr 2/1997
Martor nr 3/1998
Martor nr 4/1999
Martor nr 5/2000
Martor nr 6/2001
Martor nr 7/2002
Martor nr 8-9/2003-2004
Martor nr 10/2005
Martor nr 11/2006
Martor nr 12/2007
 

© 2003 Aspera Pro Edu Foundation. Toate drepturile rezervate. Termeni de confidentialitate. Conditii de utilizare