L?ethnologue est, en bonne mesure, un producteur d'histoires, dans des conditions en apparence artificielles, puisque ne co?ncidant pas avec les circonstances habituelles o? l'acte narratif se déroule dans la communauté étudiée. Les discours qu'il enregistre sont obtenus pour la plupart en dehors des moments et des lieux normaux de la narration, et la façon de déclencher cet acte diff?re, elle aussi, de celle consacrée. On peut affirmer que les domaines anciens, normaux d'existence de la narration sont ainsi forcés et, par conséquent, les circonstances de l'énonciation deviennent arbitraires. A part les narrations constituées comme telles, indépendamment de la présence de l'ethnologue, qu'elles soient mémorisées, inventées ou ?chimérisées?, pour reprendre l'expression de von Sydow, l'enqu?teur jouit du privil?ge de provoquer des narrations, aussi inédites que surprenantes, portant sur des actions et des événements tellement familiers au sujet interrogé qu'ils n'ont jamais fait l'objet d'une narration ou d'une description. Tr?s souvent, aux yeux de ses partenaires indig?nes, l'ethnologue a l'air d'un enfant qui pose na?vement des questions sur l'évidence du monde connu de tous, sauf de lui. Le vécu direct, silencieux, gestuel, se consume en soi, intégralement, relevant de l'ordre implicite et inavoué des choses, mais il suffit de demander ou de se demander quelles sont ses démarches ou ses actions quotidiennes pour assister ? la naissance d'une vie fabuleuse, issue du vide des automatismes. Pour un seul jour raconté, la succession des mouvements du corps serait étonnante, tout comme les perceptions, les rythmes, l'insertion dans l'espace, le rapport avec les objets et les mati?res. Mais la réalisation d'une histoire de ce genre tiendrait plutôt ? la sensibilité artistique et rappellerait la richesse des perceptions d'un personnage de Borges, ?Funes, celui qui n'oublie pas?. Deux ethnologues, vieux coll?gues, aux styles de vie tr?s semblables, entreprennent de récupérer la mémoire de leurs loisirs pendant les quatre décennies de communisme. Le discours spontané est enregistré sur bande et transcrit. Les partenaires de dialogue ont conscience de délivrer un ?document? qui sera publié et c'est sans doute ce qui leur fait assumer des contraintes logiques et stylistiques, dont une conversation libre, autour d'une table, e?t été exempte. Nous avons laissé fonctionner ce que l'on pourrait appeler une premi?re strate de la mémoire, o? subsistent, naturellement, des traces sensorielles : l'image de l'énorme poisson dans la vitrine, le go?t acide du vin, le son de la musique, les odeurs, la chaleur du corps entraîné dans la danse. Nous vivions un héro?sme de l'improvisation technique, alimentaire, vestimentaire, dans une pauvreté victorieuse, alliée ? une jeunesse qui découvrait des sources de joie en exploitant des mati?res ? premi?re vue inadéquates. Je parle d'?héro?sme? et de ?victoire? avec la conscience tardive de celui qui peut interpréter le passé comme un enchaînement d'événements initiatiques et conférer une auréole ? toutes les frustrations, mais il est évident que, ? l'époque, nous ne nous considérions pas comme engagés dans une lutte avec l'Etat, nous n'avions pas le sentiment d'une victoire par l'habileté. Les fragments ci‑dessous témoignent d'un mode de vie bourgeois, orienté vers l'Occident de façon presque naturelle, tr?s éloigné des f?tes ouvri?res, du monde des Maisons de la culture et des congés organisés par les syndicats, dont des histoires orales permettront de se faire une idée. Que le lecteur soit indulgent avec ceux qui se retrouvent pour la premi?re fois dans la posture de sujets d'une enqu?te menée par eux‑m?mes. Je commence ? comprendre ce que nous faisions subir ? ceux que nous interrogions, avec une autorité souvent tr?s fragile, en leur demandant de raconter leur propre vie ? en fait, ineffable. Şerban Anghelescu |