A Sinaia, nous allions en train, en payant au contrôleur 4 ou 5 lei (au lieu des 20 lei que co?tait le billet). On y arrivait, en général, la nuit, et nous montions jusqu'? l'aube au chalet (Vârful cu Dor, Babele ou Caraiman), o? nous payions 5 lei par jour une place sur une couchette. Les aliments, nous les apportions avec nous, dans nos sacs (des conserves, du lard), mais nous nous offrions de temps en temps une soupe tr?s chaude ou une vodka glacée. Il y avait, dans notre groupe, une coutume : alors que, ? Bucarest, nous n'aurions jamais eu l'idée de prononcer un mot obsc?ne devant les filles, ? la montagne, il en allait tout autrement. D?s que nous avions dépassé la cote 1500, notre langage et notre comportement changeaient fondamentalement. C'était comme une esp?ce de carnaval, o? tout était permis. Au départ, nous descendions en skis jusqu'? la m?me cote 1500, o?, garçons et filles, nous débitions toutes les cochonneries et les jurons imaginables, sachant que, un m?tre plus bas, nous redevenions plus ou moins polis avec nos compagnes. Il existait aussi le fameux ?esprit montagnard? auquel nous essayions de nous soumettre : solidarité, générosité, tolérance. Şerban Anghelescu : Tu sais, ? propos de l'atmosph?re sombre et grise dont tu parlais : il y a cependant, dans l'atmosph?re des années cinquante, des éléments de contraste. Je me rappelle, par exemple, que, dans un magasin alimentaire, qui avait été, avant la guerre, une épicerie fine, il y avait, en 56‑58, un énorme silure, dont je garde parfaitement le souvenir. Ses dimensions, ses barbillons me fascinaient. Et ce, dans le m?me magasin o? l'on vendait la fameuse confiture de prunes, dans des boîtes en bois ! On y voyait, p?le-m?le d'ailleurs, pendant les années les plus terribles, des aliments bon marché et du caviar rouge. Petre Popovăţ : ...Et du caviar russe, dans des bassines, ? 25 lei le kilo, chez ?Leonida?. Şerban Anghelescu : Il y avait bien des produits qui contredisaient la situation politique du pays et la famine. Et qui, pourtant, étaient relativement accessibles ; ou, du moins, que l'on voyait, parce que, plus tard, ils ont définitivement disparu. Petre Popovăţ : C'est que la nomenklatura y avait pris go?t et avait compris qu'il s'agissait l? d'aliments pour les classes supérieures de la société, qu'elle a fini par accaparer. D'apr?s ma grand-m?re, les déc?s en série, ? un moment donné, des dirigeants communistes, malades presque tous du cancer, étaient dus en bonne mesure ? ce que leur façon de se nourrir avait changé : ils étaient passés d'une alimentation modeste, pauvre, ? des aliments de luxe, dont ils s'empiffraient, sans limite. Leur ?go?t? s'était ?perverti?... |