Ce qui m?a particuli?rement étonné, c?est l?emplacement merveilleux de l?ermitage roumain Prodromos (on l?appelle ermitage parce qu?on a décidé ? limiter ? vingt le nombre de monast?res, mais la construction en est imposante) : Prodromos est suspendu au bord de la mer, au-dessus du versant o? se trouve la grotte de saint Athanase, ? l?extrémité de la presqu?île. Mais c?est un endroit extr?mement rude : le vent y souffle si fort que la t?te vous tourne, il vous disloque, vous perturbe purement et simplement la perception qu?on a sur soi et sur ce qui vous entoure. En une demi-heure j?avais déj? le sentiment étrange, presque sinistre, d?aliénation compl?te ; j?éprouvais la sensation qu?il n?y avait plus personne au monde, que celui-ci s?était vidé. Ceux qui ont eu le courage de s?installer l?-bas étaient formidablement téméraires, c?étaient des gens d?une vigueur d?esprit exceptionnelle. Cependant, l?absence de relations avec le monde ne se signale pas seulement ? travers le paysage, les distances, l?acc?s difficile. Le rythme intérieur des monast?res, le rythme de la vie l?-bas semble destiné ? vous contrarier, ? vous mettre hors de vos gonds, ? vous arracher ? votre condition courante, en commençant par des aspects tr?s concrets. Lorsque le soir tombe, par exemple, on éteint la lumi?re. Si les moines n?avaient pas besoin de lumi?re électrique pour différents travaux dans les ateliers pendant la journée, probablement qu?ils s?en dispenseraient. Il n?y a pas d?installations électriques dans les églises ; dans les lieux sacrés ne br?lent que des chandelles et des lampes ? huile. On s?y habitue quelque temps apr?s et on constate qu?on n?en a pas besoin ; surtout si dehors il y a la lune. Le rythme m?me du temps est différent par rapport au reste du monde. Par-del? le fait qu?on observe le calendrier ancien, on compte les heures selon le mod?le byzantin. On calcule l?heure byzantine de mani?re tr?s organique ? chose de coutume dans une civilisation traditionnelle en toutes mati?res ? et non en fonction de notions abstraites, de conventions. L?heure zéro tombe au coucher du soleil. On a alors ? minuit ? vers 5 heures du soir en janvier, vers 7 heures au printemps et ? 9 heures en juin. C?est l? que j?ai compris pourquoi la messe du matin commence ? 2 heures de la nuit : six ou sept heures se sont écoulées apr?s minuit. Les messes, qui se déroulent selon le syst?me horaire byzantin, rythment tout le programme de la journée. Apr?s les matines et la liturgie, on prend le déjeuner vers 7 heures. En quelques jours, vos sucs gastriques, votre rythme de vie de citadin sont compl?tement chamboulés. Il faut manger et boire sur commande, dans un laps de temps strictement délimité par le rythme d?ingurgitation du supérieur. Quand il a fini de manger, le repas s?est terminé. On mange en un silence parfait, en écoutant la lecture d?un texte. Les plats sont rassasiants, mais ne stimulent pas nécessairement l?appétit. Comme c?était le Car?me, nous avions souvent aux repas de la f?ve, un peu de choucroute, des épinards au calamar. Selon la coutume orientale, il y avait beaucoup de friandises : halvas, confitures, du café tr?s sucré, accompagné de ouzo. En quelques jours je n?eus plus faim, surtout parce que chaque monast?re avait son propre programme d?offices, de pri?re et de travail et nous déménagions souvent ; il fallait s?accoutumer ? plusieurs syst?mes de r?gles : on participait ? des offices dans la journée et dans la nuit, on faisait des visites, on voyait des icônes et des reliques extraordinaires, on s?assoupissait en route. C?était un rythme effrayant. |