Pourquoi doit-on sauver les Balkans?
Andrei Pleşu
 

Andrei Pleşu            En tout cas, en Roumanie se vérifie l'idée ? depuis longtemps d'ailleurs ? de l'existence d'un microbe politique dans la vocation de tout homme de culture. Presque tous les grands intellectuels roumains ont cédé, ? un moment ou ? un autre, parfois définitivement, ? une carri?re politique. Est-ce une tentation? Est-ce le sentiment de la responsabilité? Il y a aussi l'adamisme roumain qui entre en jeu, la sensation que l'on doit tout assumer, puisque tout est au début, que l'on doit répondre ? tous les défis qui viennent de la part de sa communauté? Peut-?tre! Mais en tout cas, que ce penchant existe, voil? qui est un fait. Presque tous les ministres des affaires étrang?res des Balkans que j'ai rencontrés pendant mon minist?re étaient, eux-aussi, des intellectuels captés par le politique. Et je dois dire que, ? chaque fois que nous avions une rencontre entre nous, les discussions avaient une tonalité toute différente que dans les réunions avec des ministres du reste de l'Europe. Et si l'on se retrouvait dans des groupes, petits ou grands, dans une importante réunion  européenne, le groupe des Balkans coagulait et faisait corps ? part: aussi bien comme style de discours ou de comportement, que comme type de présence au débat en question. La spécificité du style commence, je dirais, par l'emploi du temps quotidien. Une visite officielle dans les Balkans et vers le Sud, qu'il s'agisse de Sofia, Ath?nes, Ankara ainsi de suite, et une visite officielle vers l'Occident et vers le Nord ont des stylistiques compl?tement différentes. La visite au Nord et ? l'Ouest est une suite compacte d'événements qui couvrent intégralement la journée; ? partir de huit heures du matin jusqu'? dix heures du soir on est dans un carrousel qui n'arr?te pas de tourner. Il n'y a pas d'approximation, pas d'improvisation, pas de pause. Lorsqu'on va vers le Sud, les choses sont toujours dosées de façon ? ce que l'on aie toujours un minimum de liberté et de rythme privé. Il y a la sieste, les heures o? rien n'est prévu dans le programme, il y a par conséquent un autre rythme. Il y a la conviction qu'un homme normal ne peut pas fonctionner s'il est mis dans la condition de la perpétuité; qu'il doit avoir ses syncopes, sa cadence, son jeu de temps et de contre-temps, celui d'une journée qui est un tout organique. Ce type de programme m'était, bien entendu, fort agréable, et je savais apprécier cette variante de faire de la politique bien plus détendue que la variante bureaucratique, administrative ? laquelle on était contraint d?s que l'on se trouvait sur la sc?ne des grands organismes internationaux ou aux Etats-Unis. Dans les Balkans, il était toujours temps pour un dîner informel, pour un moment de repos apr?s le déjeuner, pour une promenade, pour un épisode culturel qui ne soit pas imposé par le programme. Ce sont l? des différences immédiatement perceptibles. Je me souviens d'une sc?ne, spécifique ? sa mani?re, que j'ai vécue en Turquie. C'était pendant une visite présidentielle: Suleyman Demirel, d'un côté, Emil Constantinescu, de l'autre. Suleyman Demirel était un homme remarquable, avec beaucoup de tact politique, c'était une présence mémorable: un profil de sénateur roman, tr?s imposant, tr?s calme. On se trouvait ? un déjeuner officiel; c'était la canicule, et nous étions, nous et nos hôtes, assez fatigués; un moment est venu lorsque tout simplement personne ne parlait plus. On étais tous assis en silence autour de la table, on mangeait ou on attendait qu'on apporte les plats et personne n'entretenait la conversation. L'un d'entre nous, plus sensible au canons occidentaux, a essayé de dire quelque chose qui diminue la g?ne de l'épisode: ?nous sommes tous si fatigués et il fait tellement chaud que nous ne sommes m?me plus capables de faire la conversation...? Et Süleyman Demirel, sans précipitation, de dire: ?c'est tr?s bien ainsi, au fond nous nous sentons bien, nous nous détendons, ce n'est pas obligatoire de faire un effort qui nous tire de cet état?. C'est une autre mentalité, il est clair, et un autre cérémonial, un autre canon comportemental. Une tablée de diplomates européens o? l'on se tairait est inimaginable. Il y a toujours assez de natures volubiles et assez d'administrateurs appliqués qui ont quelque chose ? dire, quelque chose ? apprendre, une question ? poser, ou s'ils n'en ont pas, ils font toujours l'effort d'inventer quelque chose.

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