Les espaces de l?identité
Şerban Anghelescu
 

L?identité des civilisations sédentaires comprend d?une mani?re obligatoire un territoire stable. Les peuplades nomades, en perpétuel mouvement, ne peuvent pas ?tre inscrites dans des contours fixes. Dans sa cél?bre description des Huns, Ammianus Marcellinus soutient qu?il soit impossible ? établir le lieu d?o? un individu quelqu?onque est originaire, car les Huns, étant conçus dans un espace, naissent dans un autre et, de plus, sont élevés dans un troisi?me, tout ? fait différent de celui de la naissance. On associe la discontinuité géographique ? l?instabilité mentale, ? l?absence de la loyauté et ? l?ambigu?té du langage. Dans l?absence des maisons, de la religion et de l?autorité royale, les Huns de Marcellinus m?nent leur vie dans une cavalcade sans fin, étant plus rapprochés des fauves que des ?tres humains, puisqu?ils ne connaissent pas ce que c?est la stabilité d?une habitation, la seule qui peut rendre possible l?existence des formes fixes, des structures et des traditions. (Ammianus Marcellinus, L?Histoire romaine, le XXXIer Livre, 2, 12). L?identité individuelle ou celle du groupe est projetée dans l?espace. ? la suite de leur installation sur le sol, sur un certain territoire, on marque la distinction entre les gens de la périphérie et ceux du centre; entre les dieux, habitants des hauteurs, et les hommes des plaines; entre les lieux des hommes et ceux des divinités sylvestres ou champ?tres etc. Il y a aussi une disposition mentale selon laquelle on s?y prend ? l?inverse. Ça veut dire que l?espace d?origine et son climat ? lui produisent nécessairement des corps et des tempéraments différents. Dans son traité de médecine Sur l?air, les eaux et les lieux, Hippocrate range les gens d?apr?s les lieux o? ils ont vu le jour et ceux o? ils vivent: ?Il y a des constitutions qui ressemblent ? des régions montagneuses, sylvestres et humides; il y a d?autres gens dont la constitution ressemble ? une région aride et s?che; il y en a qui ressemblent aux prés et aux marais, d?autres pareilles aux champs et aux régions dépourvues de parures et taries.? Les gens des régions arides et rudes seront secs et décharnés, nerveux et poilus, doués pour l?artisanat et pour les guerres, tout ? fait différents de ceux des régions humides et au climat plus doux. Ces derniers seront gros, asthéniques et sans le génie de l?artisanat. L?appr?té du climat et la sécheresse du sol sont ? l?origine des natures énergiques et dures. La douceur de la terre est la raison de l?apparition des gens plus mous.

2300 ans apr?s, le Roumain Nichifor Crainic note une nuance particuli?re dans le caract?re autochtone de son peuple. Les Roumains sont, pour lui, le produit naturel et unique de l?environnement; ils ne sont pas accouchés par des femmes, tout au contraire, eux, ils poussent des pierres, de l?air et de la terre: ?L?apparition de notre peuple dans son propre espace et un phénom?ne tout ? fait naturel, pareil au jaillissement des sources d?eau des sommets des Carpates. Le natif appartenant ? ce type autochtone croît du paysage tout pareil au blé, au ch?ne, au vautour. Lui, il est le microcosme o? trouvent leur valeur les millénaires roumains, ainsi que les forces chimiques et physiques de son environnement d?origine.? (Nichifor Crainic, Spiritul autohton în Ortodoxie şi etnocraţie, Bucureşti, Cugetarea, 1938, p. 186).Les énormités de Nichifor Crainic gardent leur saveur archa?que, mais contrairement aux données d?une exactitude technique de Hippocrate, cette solidarité du Roumain avec son environnement, sans exceptions, lui permet de voir apparaître des exemplaires nobles! De cette terre roumaine paraissent par degrés ascendants: le blé, le ch?ne et le vautour. Mais rien sur la betterave, les navets, le saule et le moineau...

Lucian Blaga, le théoricien du style, rév?le un horizon de l?espace inconscient, qui serait la caractéristique de chaque culture: ?Il y a une différence entre le paysage réel, kaléidoscopique, o? une âme peut trouver, par hasard, asile, et l?horizon de l?espace inconscient, ce menhir qui tient t?te ? toutes sortes de vicissitudes.? (L. Blaga, Trilogia culturii, Bucureşti, ELU, 1969, p.49). Le gain d?une telle situation de l?esprit dans les zones profondes du psychisme n?est pas tant d?ordre scientifique, que moral. C?est ici que fait son apparition la forteresse ineffable, inexpugnable de la personnalité ethnique. Sans tenir compte du paysage réel, accessible ? la conscience, en dépit des contacts culturels aliénants, le paysage abyssal, une fois constitué, demeure immuable par ses propres lois, hors la connaissance scientifique proprement dite. La différence, on ne peut plus la perdre. L?exil devient impossible. Nous sommes ainsi plus proches des sto?ciens. Sén?que écrivait dans ses lettres ? Lucilius: ?Quand vous seriez relégué au bout du monde ou confiné dans le fond de la Barbarie, vous vous trouveriez bien partout o? vous feriez votre demeure; cela dépend plus de l?hôte que de la maison; aussi ne doit-on attacher son affection en aucun endroit. Il faut vivre dans cette persuasion, que nous ne sommes pas nés pour ?tre fixés dans un petit coin de terre et que tout le monde est notre pays.? Le philosophe sto?que parvenu ? l?ataraxie ne peut plus ?tre bouleversé par des conjonctures vacillantes. L?exil ne peut plus ?tre pour lui une souffrance, car son âme est devenue autonome et inaltérable. Cette doctrine de l?antiquité pourrait aller comme un gant ? la globalisation d?aujourd?hui. L?exilé profilé dans les essais lyriques de Cioran assume la liberté mortelle de renoncer dramatiquement ? sa patrie d?origine, tout comme ? toutes les servitudes héritées de la sorte.

L?exil dévastateur pour un paysan tel Ulysse, dont l?humanité était définie par la solidarité de famille, de voisinage et de terre, concevant l?éloignement en termes de malédiction: ?N?aies plus de tr?ve et sois errant d?un pays ? l?autre!? - perd finalement  son sens dans les termes discutés jusqu?ici. L?exemple c?est juste Chiara Louise Gordon, interviewée par la revue Martor. Elle naquit en Italie en tant que fille d?une famille d?Anglais, résidant ultérieurement en Belgique: ?J?ai fait mes études en français, puisqu?on parlait anglais chez nous... Je suis restée ? Bruxelles jusqu?? 18 ans, c?est-?-dire toute ma vie... Je crois ?tre plutôt Belge qu?Anglaise... Ca m?est égal que je sois l?une ou l?autre. Je ne ressens plutôt rien, c?est-?-dire je n?ai pas ce sentiment de patriotisme... Il ne vaut pas te sacrifier pour un pays ou un autre?, c?est la conclusion de Chiara. C?est encore dans notre proximité immédiate l?époque o? une existence pareille aurait été monstrueuse aux yeux des gens, dont l?éducation avait eu pour fondement le patriotisme, gens qui vivaient d?s leur plus tendre enfance le sentiment de vénération envers les valeurs presque divines de la patrie. De nos jours la situation de l?apatride psychique tourne vers la normalité.

Traduit par Antoaneta Alexandru

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