Comment peut-on ?tre girafe ?
Vintilă Mihăilescu
 

Quelquefois, réveillé brusquement dans un train ou un avion, dans un aéroport ou un hôtel, je me suis surpris en me demandant si je suis en train de partir ou de venir. Par rapport ? quoi ? Eh bien, par rapport ? ma maison ? moi, ? cette centralité spatiale qu?on appelle ? chez-soi ?. C?est normal, n?est ce pas ?

            L?est-il ? J?ai posé cette question ? des amis, anciens étudiants éparpillés aux quatre coins du monde, qui partent et qui viennent pour rester ici ou l?.  Pour l?instant. Ou pour toujours.

Ni exil, ni diaspora, ni chez-soi

L?exil ou la diaspora ne sont pas des catégories de référence pour moi, elles me semblent vidées de sens. Ou bien ayant un sens seulement par rapport ? un passé qui s?est arr?té en 1989. Elles ne touchent pas mon identité. Pour moi, la diaspora s?est créée par l?exil, or celui-ci a une caractéristique essentielle : on ne peut pas retourner au pays ou bien cette possibilité est tellement utopique qu?elle devient un phantasme. Une autre ajoute : Je ne crois pas ? l?idée d?exil. Au moins ? présent, le contexte politique est différent et celui qui s?en va choisit lui-m?me, d?une certaine mani?re, son destin. En conclusion: l?exil, en tout cas, est une notion périmée. Quant ? la diaspora, elle existe bien pour quelques uns, on peut choisir d?avoir ou pas des relations avec elle mais on n?en fait pas partie : personne ne s?est pas identifiée ? elle. Ce sont les ? autres Roumains ?, établis depuis plus longtemps ? l?étranger, qu?on trouve déj? l? et qu?on va, peut-?tre, quitter l?. La tentation d?un ? Kalistan ?, d?une ? patrie imaginaire ? émergeant dans l?ailleurs d?une diaspora nostalgique (ou militante) n?a m?me pas effleuré les discours de mes amis. 

Migrants ? Non plus, la notion n?a jamais été évoquée. Emigrer est trop proche de l?exil et de ses déplacements forcés par les conditions d?origine ; migrer semble ?tre trop proche d?un déplacement opportuniste attiré par les conditions de destination

Le chez-soi alors ? Celui-ci est bien problématique ? et on va y revenir.

Quoi alors ? Enfants de la mobilité, du libre déplacement, ils semblent s??tre installés avec prudence et délices dans l?état m?me de dé-placement, tout en étant plus ou moins mal ? l?aise, tonique ou mélancolique, quant il s?agit de se placer soi-m?me dans ce topos ambigu et déterritorialisé. 

Cela me rappelle une ancienne blague sur la hardiesse d?esprit des paysans de Transylvanie. Un tel paysan se trouve une fois face ? face avec une girafe. Regardant incrédule cet étrange animal qui ne faisait pas partie, de toute évidence, de son poulailler et incapable de la ? localiser ? ailleurs, il se dit, penseur, ? soi-m?me: Celle-l?, ou bien elle vient de quelque part, ou bien elle s?en va quelque part !

On a beau dire qu?il faut appeler un chat un chat ? on sait au moins de quoi on parle. Mais comment appeler une girafe une girafe quand on est un ? paysan ? qui n?a pas vu de sa vie cet ?tre étrange ?

Chez-soi et acasă

Le mot Roumain pour ? chez-soi ? est acasă. Casă est maison et acasă, eh bien, acasă est acasă, cette centralité sédentaire du lieu, de l?espace d?appartenance ; c?est ? ? la maison ?, cette maison ? laquelle on appartient et o? soi-m?me se trouve chez soi. Par contre, l?équivalent français semble mettre l?accent sur la centralité de la personne, renvoyant la centralité de l?espace chez soi-m?me : son chez-soi se trouve chez soi, l? o? on se trouve soi-m?me. Bref, acasă renvoie ? casă, ? la maison, au foyer d?o? on est, chez-soi renvoie ? soi-m?me, l? o? on est : acasă est un lieu du moi, le chez-soi est, ? la limite, avec soi, pouvant ?tre un parcours d?un moi apprivoisant les lieux.

Il est ainsi difficile pour un Roumain d?expérimenter et de décrire ce dé-placement assumé, de produire des narrations du (nouveau) sens personnel dans ce (nouveau) contexte déterritorialisé en termes de acasă. La fusion lieu - identité est trop forte et exclusiviste dans ce cas-l? : on y est  acasă ou on n?y est pas ? et il n?y a qu?un seul acasă. Avec cette référence explicite ou implicite en t?te, partir est une alternative : on revient ? sa place ou on se perd dans le déplacement.

Le sentiment et le discours de acasă ne sont qu?un cas narratif particulier de cette épopée actuelle de la déterritorialisation et relocalisation et de la qu?te réflexive d?un sens de cette expérience de métissage entraînée par le déplacement. Mais la référence locative forte impliquée par acasă devient une difficulté de plus dans ce cas-l?. Alors, est-ce que ça fait encore de sens de parler de acasă pour exprimer le sens de cette expérience de métissage par dé-placement ?

 1  2  3  >>
 
 
 

 
Martor nr 1/1996
Martor nr 2/1997
Martor nr 3/1998
Martor nr 4/1999
Martor nr 5/2000
Martor nr 6/2001
Martor nr 7/2002
Martor nr 8-9/2003-2004
Martor nr 10/2005
Martor nr 11/2006
Martor nr 12/2007
 

© 2003 Aspera Pro Edu Foundation. Toate drepturile rezervate. Termeni de confidentialitate. Conditii de utilizare