Comment peut-on ?tre girafe ?
Vintilă Mihăilescu
 

Lieu de reconnaissance

A premi?re vue, les réponses sont contradictoires. Est-ce que ça fait encore du sens ? Et comment ! ? s?exclame une amie. Acasă chez moi, ? Montreal ? répond une autre, avec l?air de l?évidence m?me. Beaucoup de migrants Roumains ici, en Allemagne, pensent de la Roumanie comme acasă et quand ils sont en Roumanie ils parlent de l?Allemagne comme étant acasă ? raconte un ami. Acasă est l? o? je me trouve au moment donné ? affirme un autre. Des positions irréductibles ? Pas tout a fait.

D?abord, acasă est un lieu hautement symbolique, renvoyant ? des niveaux significatifs imbriqués mais bien différents. Il y a un premier niveau ? si dans ce cas on peut parler d?une hiérarchie ? o? acasă est le lieu du repos de soi, l? o? on est ? l?abri, son espace personnel de stabilité et sécurité. Acasă est lié largement ? la stabilité et au sentiment d?un avenir prévisible ? autant que possible. Or, de ce point de vue, il est difficile de se construire un acasă en Roumanie. Il est difficile ailleurs aussi. Mais quand on parvient, par exemple, ? avoir une maison ? soi, le sentiment de chez-soi commence ? naître : Apr?s des années de sous-louage, d?arrangements avec des copains, quand j?ai signé mon premier contrat de maison ? mon nom, je me suis sentie pour la premi?re fois vraiment chez moi, acasă. Peut-?tre aussi parce que m?me en Roumanie je n?ai pas fait quelque chose de pareil, c'est-?-dire avoir quelque chose ? moi, qu?on puisse appeler vraiment ? chez moi ?.  Chez-soi est donc tout d?abord un ?-soi : on n?est pas vraiment chez soi,  acasă, dans une maison qui n?est pas ? soi[1]. Par ailleurs, quand on a eu sa maison ? soi, c?est plus difficile de la quitter sans perdre le sentiment d??tre acasă ; quand on ne l?a pas encore eue, c?est plus facile de se faire/trouver un acasă ailleurs.

Mais il y en a bien plus dans ce sentiment d??tre ? ou ne pas ?tre ? acasă et ce ? plus ? est bien difficile ? cerner. En fin de compte, il semble que le acasă, le chez-soi de ces gens installés dans l?expérience de la mobilité mondialisée et mondialisante est le lieu de la reconnaissance de soi. Il ne s?agit pas de l?adagio ubi bene ibi patria, car le chez-soi n?est pas (nécessairement) le lieu du bien ?tre, mais plutôt celui de l??tre. Pour l?exprimer et y réfléchir, il nous faudrait, probablement, aussi une théorie de la reconnaissance ? coté de celle(s) de la connaissance, comme le sugg?re Paul Ricoeur. Peut-?tre non pas celle que Ricoeur lui-m?me a ébauché récemment mais probablement dans son sillage. En tout cas, ? écouter mes amis il me semblait qu?ils placent ? tâtons leurs chez-soi l? o? ils reconnaissent la représentation de soi dans les lieux qui forgent et rythment leur mode de vie. Etre chez soi revient alors ? se reconnaître dans un espace vécu par soi: pour se sentir chez soi il faut aussi s?identifier d?une certaine mani?re au lieu.

Mais il ne s?agit pas d?une simple correspondance, d?une rencontre heureuse d?une représentation de soi et d?une image du lieu. La reconnaissance de soi est un processus bien plus dynamique et ouvert. La rencontre avec un lieu social peut aussi produire une découverte de soi, la reconnaissance en soi de choses qu?on ne connaissait pas et qui peuvent ainsi s?épanouir. C?est ? cause de cela que l?identification exclusiviste avec le lieu d?origine de acasă est ressentie comme plus ou moins limitative, comme une sorte de dépossession de soi : Vivant seulement en Roumanie, acasă devient restrictivement lié ? un contexte et, dans ce sens, la Roumanie pensée comme ? acasă ? est souvent une exagération. Par contre, se déplacer entre espaces géographiques différents et s?établir ailleurs que dans les lieux des premi?res expériences peut apporter un enrichissement intellectuel et spirituel et peut ?tre le principal moteur de créativité. C?est le louange du ? mélange, de la transformation qui naît des combinaisons nouvelles et imprévues des ?tres humains, cultures, idées, croyances politiques, films, chansons ? d?un Salman Rashdie, de la ? hybridation intentionnelle ? d?un Bahtin : le trans-localisme comme traversée des paysages du moi, la déterritorialisation comme auto-maieutique. C?est le mirage du métissage comme reconnaissance de l?humain dans soi-m?me. Vivre sur la fronti?re c?est ?tre toi-m?me ! ? proclame la po?te de Chicana, Gloria Anzaldua.

Au XIIe si?cle, Hugues de Saint-Victor formulait l?idéal suivant, que je reprends ? Tzvetan Todorov : ? Celui auquel sa patrie lui semble accueillante n?est qu?un débutant na?f ; celui pour qui chaque contrée est pareille ? celle d?o? il provient est déj? un homme fort ; mais la perfection n?appartient qu?? celui pour lequel le monde entier est comme un pays étranger. ? N?est-ce pas l? le revers idéalisé de la déterritorialisation comme reconnaissance de soi, et m?me plus, comme idéal de soi ? Par ailleurs, cet idéal m?me sugg?re le fait que, ? force de s?enrichir par les métissages trans-locaux et ? prendre ses distances par rapport ? tout local, on ne peut parvenir, en fin de compte, qu?? s?aliéner le monde entier, qui devient ainsi ?un pays étranger ?. Autrement dit, est-ce qu?on peut vraiment se reconnaître soi-m?me dans le monde entier et le vivre ainsi comme son chez-soi ? Et sinon, o? s?arr?ter, o? est la bonne limite du ? métissage ? ?

Ce n?est pas ainsi surprenant que ce chez-soi conquérant est souvent accompagné (sinon remplacé) par une version mélancolique : le chez-soi comme présence d?une absence, d?un manque qui accompagne comme un double les déplacements du moi. Je sens le acasă  dans mon estomac chaque fois que je dois prendre ma maison sur le dos et me mettre en route. Je déteste la valise et le sac ? dos (la maison ? dos dont je parlais) que j?ai et je pense chaque fois que si je vais m?acheter d?autres, plus commodes, plus légers, plus beaux, plus ? de qualité ?, le chemin va devenir plus facile. Mais le chemin seulement et non pas ce moment quand je ferme la porte derri?re moi et j?ai du mal ? ne pas pleurer hystériquement. Je le sens donc physiquement cet ? acasă ?; je le sens  parce que je le quitte, parce que je me mets en route, mais je le sens aussi chaque fois quand je m?installe quelque part dans l?urgence de le fabriquer d?une mani?re ou d?une autre. Pour l?instant, je ne sais si je peux le placer dans un endroit quelconque?En fin de compte, je crois que je le ressens le plus comme manque; je le refais ? moitié partout o? j?y vais.

[1]Je me souviens, ? propos de cela, d?une expression que j?ai entendue maintes fois sur un terrain ? Snagov, le village ? systématisé ? par Ceauşescu : mourir de bloc. Mis au ? bloc ? (les HLM communistes) apr?s avoir perdu leurs maisons familiales, ces gens pouvaient mourir du (mal de se trouver au) bloc des autres tout comme on meurt d?un cancer.

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