Ce ? manque ? n?est pas une perte, car il y a retour et, surtout, parce qu?il ne s?agit pas de retrouver cet ? acasă ? perdu en s?y installant pour de bon. C?est plutôt le sentiment ? accablant ou réprimé, selon le cas et le caract?re ? d?une incomplétude persistante, qui accompagne le voyageur comme un compagnon de route. On apprivoise chaque lieu o? on s?installe, on y fait des amis et des expériences et on finit par se reconnaître soi-m?me dans ces chez-soi de fortune (re)construits ? son image. Tout processus de ? localisation ?, c'est-?-dire de se placer soi-m?me ici ou l?, est aussi une construction d?un chez-soi. On s?ouvre, on s?enrichie, certes, mais on refoule aussi, du m?me coup, la géographie des chez-soi précédents dans les territoires brumeux de la mémoire. Se reconnaître dans sa plénitude devient ainsi un exercice de mémoire rafistolant les morceaux de chez-soi quittés en route. Est-ce qu?on ne se reconnaît pas alors soi-m?me, ? part enti?re, que les yeux fermés dans le noir de la solitude ? Se reconnaître soi-m?me va de pair avec le fait d??tre reconnu par les autres et les reconnaître ? leur tour. Or c?est justement sur ce terrain que ce joue, semble-t-il, la plupart des désillusions, tentions ou simples surprises des rentrées ? la maison. Si on met ? part le bien ?tre scrupuleusement mis en sc?ne par les parents pour la rentrée au foyer de leurs enfants, les sentiments les plus invoqués par mes amis sont ainsi l?inadaptation, la stupéfaction, le désespoir, la surprise, voire m?me la peur. La raison est, le plus souvent, le changement hautement inattendu, imprévisible ou incompréhensible des amis et des proches. Peu sont ceux de mes amis qui ont su rester correctes dans leurs relations et chaque rentrée est l?occasion de nouvelles désillusions ? déclare quelqu?un. Il y a une réticence accrue ? les rencontrer de peur de ne plus les reconnaître car ils ont tous changé, d?habitude pour le pire ? consid?re un autre. Le désespoir, la peur et le sentiment d??tre enti?rement démunie face ? la dissolution d?anciennes amitiés. En tout cas, il y a de la méconnaissance dans l?air et les malentendus se bousculent. L?envers de la médaille de ces rencontres ratées est le doute de soi-m?me : j?ai peur de moi-m?me quand je rentre au pays ? me déclarait une amie. Par ailleurs, le déplacement produit aussi une mise ? distance des lieux d?origine qu?on regarde d?un oeil comparatif et critique, chaque rentrée étant l?occasion d?une analyse émerveillée ou désabusée, selon les circonstances. Acasă, en Roumanie, est une société comme toute autre, qu?on regarde et juge comme on fait avec les autres. Réflexe normal, cette attitude attire le plus souvent la m?me réaction des ? gens du pays ? : t?as oublié d?o? t?es parti ! Mani?re pour les ? nomades ? de finir par se sentir dépaysés dans leur propre pays : Je me sens dans l?incapacité de communiquer avec ces gens ? qui sont souvent mes amis, mes proches ? pris dans le jour au jour de ces réalités que moi je juge d?une ?il étranger. Les rentrées au foyer, au familial et au connu, ne sont plus le territoire des reconnaissances paisibles mais plutôt celui d?une provocation sui generis : celle d?une relocalisation dans un chez-soi qu?on croyait permanent. C?est surtout ici qu?on se remet soi-m?me en question, voire qu?on doute de soi-m?me ? et qu?on décide ainsi, souvent, de s?enfuir ou de faire comme si de rien n?était. Quand chez-soi est son terrain Cette ambigu?té s?accroît du fait que mes amis sont, pour la plupart d?entre eux, des anthropologues faisant ? leur terrain ? en Roumanie. Je pense ? Geertz et ? la Roumanie ? d?ici ? et de ? l?-bas ?, qui ne peuvent pas co?ncider. A l?image de son pays s?ajoute ainsi la double image du terrain o? on va et de celui o? on est. A Bruxelles ou ? Montréal, en Californie ou en Allemagne, on vit ? professionnellement ? avec l?image du terrain de ? l?-bas ? qu?on prépare dans les biblioth?ques ? d?ici ?. Une fois sur le terrain, en Roumanie, les positions se renversent et on doit garder tout le temps en t?te les exigences de l?-bas, o? on doit présenter les résultats de ses recherches au pays = terrain. On s?approche ainsi du proche pour le mettre ? distance? Et il y a encore quelque chose : dans tous ces cas, mes amis viennent (surtout) pour travailler, voir faire leurs terrains. Ils ont un temps plus ou moins précis pour le faire, tout en se donnant aussi un peu de temps ? coté juste pour leur plaisir. Mais le temps se met a courir d?une étrange façon, ? leur échapper parmi les doigts. Une rupture de temporalité entre ici et l?, qui accompagne souvent les terrains anthropologiques, se fait sentir ainsi d?une mani?re d?autant plus imprévue et surprenante qu?on est censé maîtriser sa propre temporalité, celle de chez soi. Au dé-paysement s?ajoute ainsi une dé-temporalisation. Vivre en Roumanie est donc, d?une certaine mani?re, un amour impossible. Il y a de beaux endroits, des gens ouverts, mais vivre l?-bas (au moins en tant que sociologue ou dans la carri?re académique) est une aventure tr?s intéressante? |