A.M.            Chose assez curieuse, ils l?apprécient comme objet appartenant ? la culture au sens large, ? la culture de la ville, ? la culture officielle; en fin de compte, ? la culture de l?autre.

Horia Bernea            En effet, la tradition tente de revenir au village par le biais de la culture. C?est une démarche qu?il faudrait continuer, mener jusqu?au bout. Nous avons inauguré un genre étrange d?acquisition. Parce que, du point de vue bureaucratique, comptable, c?est bizarre d?acheter quelque chose que l?on laisse ? l?ancien propriétaire. Geste encore plus étrange puisqu?il est suscité par le seul désir de lui faire remarquer combien il ignore les valeurs qu?il a sous les yeux, qui lui appartiennent. Au-del? du statut consigné dans les paperasses, du statut de monument historique - qu?elle avait déj? - l?habitant perçoit notre souci, l?admiration que nous avons pour son église en bois; il est impossible qu?il ne réagisse pas ? cela.

A.M.            On ne peut pourtant s?attendre ? ce que les paysans deviennent les conservateurs-muséographes de leurs propres églises! En fait, ils n?ont plus de familiarité, de solidarité avec ce type d?espace ecclésial. Qu?est-ce que le musée attend d?eux en leur proposant ces ?drôles d?acquisitions? dont vous parliez?

Horia Bernea            Ce th?me mériterait d??tre débattu dans un symposium de théologiens orthodoxes. Ils devraient se poser la question de savoir pourquoi les orthodoxes, qui sont les conservateurs de la tradition des origines, ont si peu de respect pour les formes matérielles de la foi, pour le style des objets qui tiennent des arts liturgiques: icônes ou autres. Chez les protestants, cela s?expliquerait par option de doctrine; chez les catholiques encore, la tendance serait plus logique, vu le projet séculaire de la chrétienté occidentale de marcher avec son temps (bien que, depuis quelques décennies, les catholiques découvrent l?icône et en général le symbolisme perpétué dans la tradition de l?Orient). Comment se fait-il que ce soient les orthodoxes qui traitent avec tant d?indifférence, avec tant d?ignorance les objets sacrés? En tant qu?artiste, je pourrais risquer une explication. Il me semble que, aux époques o? la foi faiblit, naît, comme on le dit dans différents textes anciens, un respect extraordinaire de la ?lettre?; il faut la conserver inaltérée, ? tout prix. Pour les représentants de l?orthodoxie, il est inconcevable que le texte de la liturgie de saint Jean Chrysostome soit renouvelé; mais la façon dont la substance de cette liturgie se traduit dans les images, dans l?apparence des églises, cela les laisse froids... Au fond, on a affaire ? un formalisme affreux, totalement opposé ? la liberté avec laquelle ont été construites les églises en bois acquises par le Musée du Paysan.

Dégradations et redressement

Quant aux paysans, ils auraient sans doute besoin d?un choc, pour qu?ils redécouvrent la beauté de ces églises. Il faudrait sans doute que le bois disparaisse, que le fumier, la terre, les vaches, le foin s?en aillent avec tout leur paysage familier, et que leur village devienne une sorte de boulevard en béton, ? ce moment-l? ils se réveilleraient peut-?tre. Pour eux, il ne s?agit pas d?un probl?me culturel; c?est un probl?me de rapport. A peine alors, par contraste avec un paysage dévasté et uniforme, pourraient-ils reconnaître la différence qualitative de cet objet, qui est leur propre ancienne église en bois. La m?me réaction est susceptible d??tre provoquée par le fragment, sur les vertus duquel je reviendrai; le fragment, un fragment qualitativement différent du milieu o? il apparaît, peut éveiller l?attention, les questionnements, la compréhension.