Pour nous, hommes de la ?culture?, ce monde ancien représente la quintessence du naturel, du vrai, de l?organique, de l?accord entre rigueur et liberté. Jusqu?? une date récente, le paysan a vécu dans un monde pareil sans faire d?effort spécial, comme si cela allait de soi. Ce n?est que depuis peu qu?il n?y vit plus. Il est possible qu?il n?ait plus jamais la chance de s?en rendre compte; surtout si la civilisation de l?ordinateur envahit son environnement. Il se peut qu?il n?ait plus d?yeux et d?oreilles pour le percevoir. A.M. On pourrait dire que la tradition, telle qu?elle se conservait jusqu?? récemment dans le monde du village, était un ensemble cohérent, intégral, d?ordre, de sagesse, de créativité. Depuis quelques décennies, sous la pression du communisme mais aussi de la modernité en général, cet héritage s?effrite de plus en plus vite. La situation sur le terrain propose par conséquent elle-m?me le th?me du fragment, du vestige - que les ayant cause ont abandonné. Il ne s?agirait donc plus de ?conserver? une tradition, mais plutôt de la ?reprendre?. (On pourrait rappeler ici la théorie de René Guénon qui soutenait que les sociétés traditionnelles rurales constituaient un réservoir o? étaient déposées des données d?ordre sapiential tr?s élevé, mais dont la compréhension et l??actualisation? incombait ? des individus spirituellement qualifiés, ? des ?élites?.) Horia Bernea La tradition et le monde paysan qui en avait la garde avaient en effet un trait que nous pourrions qualifier d??ésotérique?. C?était un monde o? l?on était habitué ? se voir confier des valeurs essentielles par ses prédécesseurs et ? les transmettre ? son tour; telle était la loi. Or, cette transmission allait de soi; personne, dans le monde du village, ne la mettait en cause. Ils héritaient de certaines valeurs, ils vivaient avec, ils les léguaient ? leurs descendants, un point c?est tout. Il ne fallait pas se battre pour, conquérir ces choses, les analyser. Voil? pourquoi le monde traditionnel est une zone tr?s vulnérable, pourquoi les paysans renoncent sans regret ? des choses qui ? nos yeux apparaissent vitales... D?ailleurs, ils auraient un drôle d?air, s?ils s?ent?taient ? porter des opincas (quoiqu?elles doivent leur aller ? merveille), comme dans une sorte de revival attardé, ? la mani?re des nostalgiques qui jouaient ? Bucarest, dans les années 40, du jazz New Orléans. (Cette vague a bien donné quelques créations intéressantes, mais le phénom?ne n?avait pourtant aucune perspective.) Au fond, rien presque de la vie courante du paysan ne rappelle aujourd?hui le village traditionnel: ni l?organisation familiale, ni celle du village, rien. Ils sont ? présent une population en transition entre rural et urbain, ils sont pour la plupart des navetteurs, des migrants. On ne peut pas attendre d?eux qu?ils gardent la cohérence d?un monde qui est en fait disparu. Ce serait hors de saison, tout ? fait déplacé. Que pouvons-nous faire, en tant que musée? D?une part, essayer de simplement stocker une quantité maximale de patrimoine; bâtir comme des biblioth?ques, sur les rayons desquelles il y aurait des églises, ou d?autres objets du monde paysan. Je songe, ensuite, ? des musées en plein air o? l?on ferait transporter au moins quelques centaines d?églises en bois, pour que l?on puisse sauver au moins celles qui sont en danger imminent, car appartenant ? des communautés villageoises affaiblies ou gravement diminuées. Il s?agit, au fond, d?un patrimoine européen extraordinaire, de l?un des grands héritages de l?identité spirituelle et culturelle européenne. |