La fuite au-del? de moi-m?me
Tatiana Covor
 

Une ancienne coll?gue d?école, de classe, d?adolescence et d?amour pour la littérature me prie d?écrire ? quelque chose ? sur moi, ? ici ?, en Occident. De faire des comparaisons. De me raconter. D?exprimer des opinions.

Elle me prend ? l?improviste. Je crois que nous ne sommes jamais assez préparés ? étaler notre vie sur un comptoir. Je ne suis pas préparée pour exprimer des opinions parce que j?ai seulement des pensées, pour la plupart incertaines. Tout de m?me, ce que j?ai est ? ? moi ?. Vrai ou faux, c?est mon point de vue.

Je suis partie du pays en 1976 et je pourrais faire une longue liste des motifs qui m?ont poussé ? le faire. Tout le monde ? l?époque avait des motifs pour ? fuir ?. On ne fuit jamais un ? bien ?. On fuit un mal. Une crainte. Un mécontentement.

On fuit vers une espérance qui ne pourra ?tre que mieux.

De toute mani?re, ? l?époque, personne ne posait la question : ? pourquoi s?est-il enfuit ? ? C?était évident. Il n?y avait aucun doute. Ceux qui partaient, qui étaient déj? ? de l?autre côté ?, étaient des chanceux et rien de plus. Si jamais ils revenaient, ils étaient des fous. Et toujours rien de plus.

L?équation était tr?s simple : ? il s?est enfuit ? ou ? il ne s?est pas encore enfuit ?. Ceux qui étaient de l?autre côté, peu importe. Aucun doute. Ce ne pouvait ?tre que mieux. Et, en principe, c?était comme ça.

Je suis partie ? Paris avec un visa pour une consultation médicale, puis, deux mois apr?s, je suis passée en Italie ? o? j?avais le plus de connaissances, donc plus de chances ? et je me suis établie ? Rome. J?ai cherché et j?ai trouvé du travail. Vingt-six années se sont écoulées depuis, je me suis adaptée, j?ai trouvé un sens, ? j?ai planté quelques racines ?, j?ai consolidé des amitiés solides. Maintenant, quand je viens ? Bucarest, certaines personnes m?appellent ? l?Italienne ? et me demandent ? comment est-ce chez vous ? ? Ils admirent mon sac ? main ou mes souliers, parfois mes lunettes, et s?étonnent que je puisse encore parler correctement le roumain.

Le ? résumé ? pourrait s?arr?ter ici. Ce serai tout vrai, mais incomplet. Fragile, comme toute vérité exprimée seulement ? moitié.

Quelques mois apr?s mon arrivée en Italie, j?ai demandé l?asile politique. Ce n?était pas possible autrement : J?avais déj? la feuille de mon expulsion du pays, j?avais épuisé toutes les sortes de visas et de prolongations. J?avais essayé de gagner encore du temps pour penser : je savais bien que ? ma fuite ? avait provoqué un choque dans les sentiments, les âmes, les carri?res, les positions. Je pourrai me trouver une foule de circonstances atténuantes, convaincantes. Peut-?tre m?me convaincre.

Ce qui fait que je ne sens ni m?me maintenant le besoin de me justifier : j?ai fait ce que j?ai cru ?tre le mieux pour moi. Comme il était normal de penser pour chaque jeune de mon âge. Et en définitive ? tout âge. Si aujourd?hui j?avais une occasion extr?mement favorable de déménager ? Paris ou ? Vienne, ? Bucarest ou ? Budapest, j?y penserais fort bien avant de refuser. Et, en tout cas, l?Italie ne m?aurait pas fermé les fronti?res, ni ne m?aurait demandé des comptes, ni ne m?aurait déclarée ? fugitive ?. Tout au plus, elle m?aurait demandé quelle situation fiscale j?aurai choisi. Les amis d?ici ne m?auraient pas envié, ni ne m?en auraient voulu, ni ne m?auraient demandé de leur rendre des comptes. Ils m?auraient seulement demandé mon numéro de téléphone pour que nous nous voyions s?ils passaient aussi par-l?.

Avec cela, je veux dire que ce n?est pas ma ? fuite ? qu?il faut justifier. Avec cela, je veux dire que la situation de la Roumanie était ? ? l?envers ?. Comme si les maisons devaient ?tre construites en commençant par la cheminée. C?est comme si venait d?abord la vieillesse avant l?enfance.

Il fallait défendre d?abord le peuple et ensuite appeler l?ambulance pour le voisin qui avait eu un infarctus. Et qu?importe si l?individu mourait, tant que le peuple dansait heureux de victoire en victoire.

Il fallait d?abord déclarer qu?une vache donnait des centaines de litres de lait par jour et, seulement apr?s, on regardait dans les yeux la vache affamée qui attendait une poignée d?herbe s?che.

La Roumanie n?avait aucun symptôme de normalité. Tout ce qui se passait alors chez nous était anormal. Tout.

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